mardi 4 mars 2014

 MARDI-GRAS

 

N’est pas Gille qui veut !

Pour pouvoir arborer le titre très envié de Gille de Binche, il faut tout d’abord être un homme : à ce jour, ces dames ne sont pas admises – et personne n’a jamais jugé bon de s’en plaindre auprès du Centre pour l’Egalité des Chances. Cette règle s’explique par le fait que les femmes étaient réputées trop sensibles aux tentations des mauvais esprits de la saison froide, que les Gilles étaient justement chargés de faire fuir par le martèlement de leurs sabots.
Autrefois, les Gilles devaient également être nés à Binche ; depuis que la ville ne compte plus de maternité, la jeune génération a évidemment plus de mal à répondre strictement à ce critère, qui a donc désormais fait place aux règles suivantes :
  • Le candidat doit soit être né à Binche, soit être fils ou petit-fils de Binchois, soit résider à Binche depuis au moins cinq ans et posséder des liens étroits avec la ville.
  • Il ne peut jamais avoir été Gille ailleurs qu’à Binche – il en existe en effet également dans d’autres entités comme La Louvière, Charleroi, Nivelles et Morlanwelz. Une longue rivalité oppose en particulier les Gilles de La Louvière à ceux de Binche.
  • Sa candidature doit être proposée par deux membres d’une société carnavalesque puis, évidemment, acceptée. A l’heure actuelle, Binche compte treize sociétés de ce type, dont neuf arborent le qualificatif de « royales ».

Le costume

Les Gilles doivent leur renommée mondiale à leur costume et à leur spectaculaire couvre-chef, des attributs fabriqués à la main et de grande valeur que leurs porteurs louent chaque année auprès des ateliers spécialisés qui les fabriquent. Seuls les sabots et le masque de paraffine sont la propriété personnelle du Gille.
  • Le pantalon et la veste (ou blouse) : fabriqués en lin, ils sont décorés de 400 rubans et motifs de feutre noirs, jaunes et rouges.
  • Les rubans : il faut au moins 150 mètres de ruban blanc pour confectionner les l’extrémité des manches de la blouse et des jambes du pantalon. Autrefois réalisé obligatoirement à la main, le plissage peut aujourd’hui être effectué à la machine.
  • L’apertintaille : le Gille porte autour de la taille une ceinture de toile de 10 à 15 cm de large, bourrée de laine et ornée de sept ou neuf clochettes de bronze de taille variable. Il arbore également un grelot sur le haut de la poitrine.
  • Le chapeau : le célèbre couvre-chef des Gilles pèse environ 3 kg et peut atteindre 90 cm de haut. Il doit se composer d’au moins huit – idéalement douze – grands plumets en plumes d’autruche (des vraies !), qui seront fixés sur une structure en métal. Sous son chapeau, le Gille porte également, en guise de protection, un bonnet (barrette) et un mouchoir de coton blanc.
  • Le masque : il est confectionné sur mesure, en paraffine, dans un atelier spécialisé. La tradition veut qu’après le carnaval, le Gille l’offre à une personne qui occupe une place importante dans sa vie ; pour celui qui le reçoit, il s’agit là d’un immense honneur. Le masque ne pourra plus jamais être porté par la suite.
  • Le Gille porte en outre des bas de laine blanche, des sabots de bois de saule ou de peuplier, ainsi qu’une tête de balai (le « ramon ») et un panier (pour les oranges), tous deux en brindilles de saule.
  • La paille : elle est indispensable pour bourrer le costume du Gille et lui donner son apparence bossue ; seule la paille d’orge récoltée l’année qui précède peut être utilisée à cette fin. Il ne reste plus actuellement sur le territoire de l’entité qu’une seule ferme qui assure l’approvisionnement en paille de l’ensemble des Gilles.

Six mois de préparation

Les personnes qui rejoignent une société carnavalesque ne choisiront pas nécessairement toutes d’endosser le rôle de Gille : les festivités binchoises font en effet intervenir encore bien d’autres acteurs, tels que les tambours et joueurs de vielle ou de cuivres, ou encore ces autres figures traditionnelles que sont les Arlequins, Pierrots et Paysans.
La préparation du carnaval débute dès le moins de septembre qui précède : il faut en effet régler la question des costumes et les aspects financiers, sans compter que les femmes de l’entourage du Gille doivent apprendre à lui mettre son costume et à le bourrer de paille.
En décembre débutent les répétitions des musiciens, mais aussi celles de la danse et des chansons des Gilles, dont le répertoire comporte quelque 26 airs. Chaque société a son local de répétition attitré (souvent l’arrière-salle d’un café)… et elles s’entraînent toutes d’arrache-pied pour éclipser les autres le grand jour venu !

Jusqu’aux petites heures

En janvier, on passe aux choses sérieuses : au cours des six dimanches qui précèdent le carnaval, les sociétés organisent leurs traditionnelles « soumonces » ou « petits carnavals », bruyantes répétitions de musique et de danse qui débutent dans le local de répétition pour se terminer sur la voie publique.
Les premières ne concernent que les tambours et autres percussions ; les Gilles peuvent en profiter pour peaufiner leurs pas de danse – sans leur costume, seuls l’apertintaille et le ramon étant obligatoires.
Les deux dernières soumonces réunissent les musiciens et les membres de la société carnavalesque au grand complet, revêtus du costume de fantaisie qu’ils arboraient le dimanche du carnaval l’année précédente, pour une « répétition » jusqu’aux petites heures dans les rues de Binche.

Festival d’insultes

Le « rituel » le plus amusant avant la période du carnaval proprement dite est la « nuit des trouilles guenouilles », le lundi qui précède le dimanche du carnaval. Travestis et masqués durant toute la soirée, ceux qui y participent se mettent en quête, dans les cafés et les rues de la ville, de victimes qu’ils accableront impunément de propos salaces, de reproches et d’insultes.
Comme il est évidemment capital de ne pas être reconnu, les masques s’efforcent également de déformer leur voix autant que possible ; ils en profiteront pour régler leurs comptes avec leur conjoint, leur patron, leur voisine ou leur meilleur ami… ou pour se défouler verbalement sur un parfait inconnu ! Cette nuit-là, tout est permis, même si les insultes restent généralement sans méchanceté – et il va sans dire que quelques bières auront tôt fait de lever les inhibitions.

Mardi gras : dans le plus strict respect des règles !

Le carnaval de Binche atteint son apogée avec le Mardi Gras, le seul jour où les Gilles sortent en tenue d’apparat. La journée se déroule suivant un rituel particulièrement strict, auquel nul ne s’aviserait de déroger.
  • Dans la maison du Gille, la journée commence souvent dès 3 heures du matin. Son épouse et/ou les autres personnes qui vivent sous le même toit l’aident à enfiler son costume dans les règles de l’art ; l’étape la plus difficile est celle du « bourrage », qui doit lui donner l’apparence d’un bossu bien en chair sans que la paille ne le gêne dans ses mouvements ou ne le démange.
  • A partir de 4 heures, les sociétés carnavalesques partent de leur local attitré avec leurs tambours pour aller chercher un par un leurs Gilles à leur domicile, suivant un rituel immuable et dans un ordre bien défini. Un à un, les Gilles se joignent à leur groupe et ébauchent leurs premiers pas de danse, accompagnés de leurs proches et sympathisants.
  • Tandis que le cortège s’allonge, la ville s’emplit progressivement de la rumeur des sabots qui martèlent les pavés. Pour les Binchois, cette heure matinale est le moment le plus chargé d’émotion de cette journée ; s’ils veulent pleinement vivre la fête, les visiteurs extérieurs seraient donc bien inspirés de se lever tôt !

Du champagne, des huîtres, du saumon fumé… et rien d’autre !

  • Chaque Gille est tenu, lorsque le cortège vient le cueillir à sa porte, d’offrir à ses compagnons un petit verre de champagne ; il devra donc veiller à avoir suffisamment de bouteilles au frais ! La règle veut en effet que, le jour du Mardi Gras, les Gilles ne boivent que du champagne et ne mangent que des huîtres et du saumon fumé… mais attention, pas question pour eux de se saouler – d’ailleurs, à force de danser et de battre (littéralement) le pavé, ils auront tôt fait d’éliminer l’alcool excédentaire.
  • Il faudra généralement plusieurs heures avant que la société soit enfin au complet. Lorsqu’un Gille veut saluer un spectateur, il lui lance son ramon et s’écarte brièvement du cortège pour aller le récupérer auprès de l’intéressé(e) et lui donner l’accolade.
  • Enfin, chaque société – avec ses Gilles, musiciens et autres figurants – rallie un local (souvent situé en-dehors de l’enceinte de la ville) pour se reposer un moment et prendre le petit-déjeuner.
  • Vers dix heures commence le rituel le plus solennel : pour la première fois de l’année, les Gilles se parent de leur chapeau de plumes et de leur masque. Accompagnées des tambours, les différentes sociétés parcourent en dansant les rues pavées de Binche pour rallier la Grand-Place. Elles y seront reçues par le bourgmestre et les échevins, qui remettront également une médaille aux Gilles et aux musiciens qui participent au carnaval depuis 25 ou 50 ans. La cérémonie est suivie d’une réception, après quoi chacun part se reposer à son domicile, où l’attend un petit en-cas (huîtres et saumon fumé uniquement pour les Gilles, bien évidemment).

Danser pour la collectivité

L’après-midi, c’est le temps fort pour le public : les Gilles entament un nouveau parcours à travers les rues de la ville, à présent noires de monde. Là encore, le spectacle est minutieusement codifié : les Gilles dansent sans masque et sans ramon, mais avec leur chapeau et munis de leur panier d’oranges qu’ils distribueront aux spectateurs en faisant preuve d’une générosité variable. Un proche suit discrètement avec un sac à dos rempli d’oranges supplémentaires pour leur permettre de refaire leurs stocks.
Le symbolisme est omniprésent : fidèles à un rituel séculaire, les Gilles dansent pour leur communauté, pour leur ville, distribuant des fruits frais à un moment de l’année où la nourriture est rare et gagnant les faveurs des dieux pour la prochaine récolte.

Dans l’attente du printemps

Après le cortège aux oranges dans l’après-midi (notons au passage qu’autrefois, les Gilles distribuaient des pommes et des noix), les danseurs et musiciens ont à nouveau l’occasion de prendre un peu de repos avant de se préparer pour un dernier tour dans les rues de la ville.
Toutes les sociétés se rassemblent sur la Grand-Place pour une ronde autour d’un grand feu. Les Gilles ont laissé chez eux leurs chapeaux, leurs masques et leurs oranges pour être libres de leurs mouvements, et les plus courageux danseront jusqu’à l’aube au son des tambours et des vielles. Lorsque le soleil se lève, le carnaval cède la place au mercredi des cendres, le début symbolique du printemps… qui sera surtout l’occasion de s’attarder au lit !

Quitter Binche ? Plus jamais !

Oui, les Binchois sont vraiment de drôles d’oiseaux… et ce qui précède ne représente encore qu’un petit aperçu de leurs nombreuses traditions ! Une autre règle veut ainsi qu’ils laissent leurs coûteux chapeaux de plumes chez eux lorsqu’il pleut ou qu’il vente le jour du mardi-gras… mais un carnaval sans chapeaux passe pour être de mauvais augure pour le reste de l’année.
Binche est si étroitement liée à ses Gilles que jamais ses ruelles pavées ne seront revêtues d’asphalte. En outre, jamais plus les Gilles ne se montreront en-dehors de leur cité ; là encore, la règle de souffre aucune exception. La toute dernière fois qu’ils ont quitté Binche (à la demande, paraît-il, du Palais Royal), c’était pour se produire à l’Exposition Universelle de 1958, où ils se sont retrouvés perdus dans la masse des spectateurs et des autres personnages de carnaval… et ce jour-là, toutes les sociétés ont juré qu’on ne les y reprendrait plus.

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